Page:Leblanc - Les troix yeux, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/20

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couche gélatineuse quelconque. Belle découverte, mais découverte acceptable. Nous sommes toujours d’accord ?

— Oui, en effet, mon oncle.

— Mais voilà que je prétends bien autre chose ! Je prétends avoir assisté à une évocation de la bataille de Trafalgar ! Les frégates anglaises et françaises auraient coulé devant moi ! J’aurais vu mourir Nelson, attaché au pied de son mât ! Alors, n’est-ce pas, tout change d’aspect. En 1805, pas de film. Donc, il ne peut s’agir que d’une parodie grotesque. Sur quoi toute ton émotion s’en va. Mon prestige s’évanouit. Et tu ris ! Je ne suis plus pour toi qu’un vieux charlatan qui, au lieu de t’exposer humblement sa curieuse découverte, essaie par surcroît de te faire prendre des vessies pour des lanternes ! Un farceur, quoi !

Nous nous étions éloignés du mur, et nous marchions vers la porte du jardin. Le soleil s’enfonçait dans les collines lointaines. Je m’arrêtai, et je dis à Noël Dorgeroux :

— Pardonnez-moi, mon oncle, et ne croyez pas que je manque jamais au respect que je vous dois. Il n’y a rien dans ma gaieté qui puisse vous froisser, rien qui vous permette de croire que je soupçonne votre sincérité absolue.

— Alors, que penses-tu ? Quelle est ta conclusion ?

— Je ne pense pas, mon oncle. Je n’arrive à aucune conclusion, et n’en cherche même pas actuellement. Je suis désorienté, anxieux, à la fois ébloui et mécontent, comme si je pressentais que l’énigme est d’autant plus merveilleuse qu’elle est et qu’elle restera toujours insoluble.

Nous entrions dans le jardin. Ce fut à son tour de s’arrêter.

— Insoluble ! C’est bien ton avis ?

— Oui, pour l’instant.

— Tu n’imagines aucune hypothèse ?

— Aucune.

— Tu as bien vu cependant ? Tu ne doutes pas ?

— J’ai bien vu. J’ai vu d’abord trois yeux étranges qui nous regardaient, puis un spectacle qui était l’assassinat de miss Cavell. Voilà ce que j’ai vu, comme vous-même, mon oncle, et je ne doute pas une seconde du témoignage irrécusable de mes yeux.

Il me tendit la main.

— C’est ce que je voulais savoir, mon ami, et je te remercie.

Tel est le compte rendu fidèle de cet après-midi. Il se termina, le soir, par un dîner qui nous réunit tous deux seuls, Bérangère nous ayant fait dire qu’elle était souffrante et ne quitterait pas sa chambre. Mon oncle, très absorbé, ne prononça pas une parole qui fût relative aux événements de l’Enclos.

Je dormis à peine, obsédé par le souvenir de ce que j’avais vu, et tourmenté par vingt hypothèses dont il est inutile que je fasse mention, puisque aucune d’elles n’avait la moindre valeur.

Le lendemain, Bérangère ne descendit point. À table, même mutisme chez mon oncle. Plusieurs questions que je lui posai, demeurèrent sans réponse.

Ma curiosité était trop vive pour que mon oncle pût ainsi se débarrasser de moi. Avant qu’il fût dehors, je me postai dans le jardin. À cinq heures seulement, il monta vers l’Enclos.

— Je vous accompagne, mon oncle ? fis-je hardiment.

Il grogna sans acquiescer à ma demande et sans la repousser. Je le suivis. Il traversa l’Enclos et s’enferma dans son atelier principal d’où il ne sortit que plus d’une heure après.

— Ah ! te voilà, dit-il, comme s’il avait ignoré ma présence.

Il se dirigea vers le mur et, rapidement, tira le rideau. À cette minute, il