Page:Leblanc - Les troix yeux, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/44

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
140
JE SAIS TOUT

Et la justice appuyait ses soupçons sur une charge vraiment troublante que l’on venait de découvrir et qui m’avait échappé. Durant la lutte soutenue par lui contre son agresseur, sans doute au moment où celui-ci, l’ayant réduit à l’impuissance, s’éloignait pour saisir la pioche, Noël Dorgeroux avait réussi, au moyen d’un caillou, à tracer quelques mots sur la base de l’écran.

Inscription à peine appuyée, presque illisible, le caillou par endroits n’ayant fait qu’égratigner le plâtre, mais où, cependant, on put déchiffrer ceci :

Rayon B… Berge…

Le terme « Rayon B » se rapportait, évidemment, à l’invention de Noël Dorgeroux. La première idée de mon oncle, menacé de mort, avait été de donner sous la forme la plus brève (hélas ! la plus obscure aussi !) le renseignement qui devait sauver de l’oubli sa merveilleuse découverte. Le rayon B…, expression compréhensible pour lui, mais sans valeur pour ceux qui ne savaient pas ce qu’il désignait de la sorte.

Les cinq lettres B. E. R. G. E… au contraire, ne permettaient guère qu’une interprétation. Berge… c’était le début du mot Bergeronnette, du nom familier dont Noël Dorgeroux appelait sa filleule.

— Soit ! m’écriai-je devant le magistrat qui m’avait amené près de l’écran, soit, je me rallie à votre interprétation. Il s’agit de Bérangère. Mais, précisément, mon oncle a voulu exprimer son affection et son anxiété suprême. En inscrivant, à la minute même du danger mortel, le nom de sa filleule, il s’inquiète d’elle, il la recommande…

— Ou il l’accuse, riposta le juge d’instruction.

Bérangère accusée par mon oncle ! Bérangère, capable d’avoir participé à l’assassinat de son parrain ! Je me rappelle avoir haussé les épaules. Mais, comment répondre autrement que par des protestations qui ne s’appuyaient sur aucun fait et que contredisaient les apparences ?

J’objectai simplement :

— Je ne vois pas bien quel intérêt elle aurait eu !…

— Un intérêt considérable ; l’exploitation du fameux secret dont vous m’avez parlé.

— Mais, elle l’ignore, ce secret !

— Qu’en savez-vous ? Elle ne l’ignore pas, si elle est d’accord avec les deux complices. Le manuscrit que M. Dorgeroux vous envoyait a disparu : qui, mieux qu’elle, a pu le dérober ? D’ailleurs, remarquez-le, je n’affirme rien. Je me défie, voilà tout. Et je cherche.

Mais les investigations les plus minutieuses n’aboutirent à aucun résultat. Bérangère avait-elle été, elle aussi, victime des deux complices ?

On prévint son père à Toulouse. Le sieur Massignac, retenu au lit depuis deux semaines par une mauvaise grippe, fit répondre qu’il viendrait à Paris dès son rétablissement, mais que, d’ailleurs, n’ayant plus entendu parler de sa fille depuis des années, il ne pouvait donner sur elle aucun renseignement.

En fin de compte, enlevée comme je voulais le croire ou cachée comme le soupçonnait la justice, Bérangère demeura introuvable.

Cependant, l’opinion publique commençait à s’émouvoir pour une affaire qui devait bientôt la passionner jusqu’au délire. Certes, d’abord, il ne fut question que du fait divers en lui-même. L’assassinat de Noël Dorgeroux, l’enlèvement de sa filleule – version que la justice voulut, bien admettre officiellement sur mes instances – le vol du manuscrit de mon oncle, le vol de la formule, tout cela, au début, n’intrigua que comme machination savamment ourdie et crime habilement exécuté. Mais bien peu de jours s’écoulèrent avant que les révélations auxquelles je fus contraint n’eussent dérivé toute l’attention des journaux et toute la curiosité du public vers la découverte de Noël Dorgeroux.