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JE SAIS TOUT

pensais point parler de Bérangère avant d’en arriver au rôle considérable qu’elle joua, comme chacun sait, dans l’histoire des Trois Yeux. Mais ce rôle s’entrelace tellement, dès le début, et durant la période initiale de cette histoire, avec certains épisodes de notre vie intime, que ce serait nuire à la clarté de ce récit que de n’en point faire mention, si brièvement que ce soit.

Donc, douze ans auparavant, avait débarqué au Logis une fillette dont mon oncle était parrain, et de qui, régulièrement, il recevait, par lettre, des compliments et des vœux de nouvelle année. Elle habitait Toulouse avec son père et sa mère, jadis commerçants à Meudon et voisins de mon oncle. Or, la mère venait de mourir, et le père, sans plus de cérémonie, avait envoyé la fille à Noël Dorgeroux, avec une courte missive dont quelques phrases me sont restées en mémoire : « La petite s’ennuie à la ville… Mon métier (le sieur Massignac était commissionnaire en vins) m’oblige à courir la province… et Bérangère demeure seule… J’ai pensé qu’en souvenir de nos bonnes relations, vous voudriez bien la garder quelques semaines… L’air de la campagne lui rendra ses belles couleurs… »

Mon oncle était très bon. Les quelques semaines furent suivies de plusieurs mois, puis de plusieurs années, durant lesquelles le sieur Massignac annonçait de temps à autre son intention de passer par Meudon et d’y reprendre l’enfant. Et il arriva que Bérangère ne quitta plus le Logis et qu’elle entoura mon oncle de tant d’affection joyeuse et tumultueuse, que, malgré son indifférence apparente, Noël Dorgeroux n’avait pu se séparer de sa filleule. Elle animait de son rire et de son charme la vieille maison silencieuse. Elle était l’élément de désordre et d’imprévu qui donne du prix à l’ordre, à la discipline et à l’austérité.

Pour moi, qui rentrais cette année d’une longue absence, j’avais retrouvé, au lieu de la fillette, une jeune fille de vingt ans, aussi enfant et aussi bruyante que jadis, mais belle, harmonieuse de formes et de gestes, mystérieuse comme le paraissent celles qui ont vécu seules, dans l’ombre d’un vieillard taciturne. Dès les premiers jours, j’avais senti que ma présence contrariait ses habitudes de liberté et d’isolement. À la fois hardie et sauvage, timide et provocante, effrontée et rougissante, elle semblait me fuir en particulier et, en deux mois d’existence commune, où je la voyais à chaque repas et la rencontrais au détour de chaque allée, je n’avais pas réussi à l’apprivoiser. Elle demeurait distante et farouche, rompant brusquement nos entretiens et montrant à mon égard l’humeur la plus capricieuse et la plus inexplicable.

Peut-être avait-elle l’intuition du trouble profond qui s’éveillait en moi, et peut-être son embarras venait-il de ma propre gêne. Souvent, elle avait surpris mon regard attaché à ses lèvres rouges, ou remarqué, à certaines minutes, l’altération de ma voix. Et elle n’aimait pas cela. L’hommage de l’homme la déconcertait.

– Écoute, lui dis-je, en prenant un détour pour ne pas l’effaroucher, ton parrain prétend qu’il se dégage des êtres, et de certains êtres plus que d’autres, une sorte d’émanation… N’oublie pas que Noël Dorgeroux est d’abord chimiste et qu’il voit et sent les choses en chimiste. Alors, pour lui, cette émanation se manifeste par un dégagement de corpuscules, d’étincelles invisibles qui forment comme une espèce de nuage. C’est ce qui se produit, par exemple, chez la femme. Sa séduction vous enveloppe…

Mon cœur battait si fort en prononçant ces paroles que je dus m’interrompre. Pourtant, elle n’eut pas l’air d’en saisir le sens, et elle me dit, d’un petit ton fier :

– Mon parrain me tient au courant de ses théories. Je n’y comprends rien d’ailleurs. Cependant, à propos de celle-ci, il m’a parlé d’un rayon spécial, imaginé par lui pour expliquer cette explosion d’étincelles invisibles. Et ce rayon, il le désigne par la première lettre de mon nom, le rayon B.