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JE SAIS TOUT

— Alors, ce serait pendant ce temps-là…

— Est-ce possible ! Ah ! ce que M. Dorgeroux va me gronder !

— Mais quel est ce monsieur ?

— Ma foi… je ne pourrais pas dire… C’est que la vue me trahit…

— Vous le connaissez ?

— Non, je n’ai pas reconnu sa voix.

— Et ils sont partis tous deux, Bérangère et lui ?

— Oui, ils ont traversé… en face.

En face, c’était le chemin du bois.

Je réfléchis quelques secondes, puis, sur un morceau de papier arraché à mon carnet, j’écrivis :

« Mon cher oncle, à votre retour, attendez-moi, et, sous aucun prétexte, ne quittez le Logis. Le danger est menaçant.

« Signé : Victorien. »

— Vous donnerez cela à M. Dorgeroux dès que vous le verrez, Valentine. D’ici une demi-heure, je serai ici.

Le chemin s’enfonçait en droite ligne parmi d’épais fourrés où de petites feuilles pointaient aux branches des buissons. Il avait beaucoup plu les jours précédents, mais un clair soleil de printemps séchait le sol de la route, et je ne pus distinguer aucune trace de pas. Cependant, trois cents mètres plus loin, je rencontrai un gamin du voisinage, dont la figure m’était familière, et qui s’en revenait en poussant sa bicyclette dégonflée.

— Tu n’as pas aperçu Mlle Bérangère de ce côté-là ? lui demandai-je.

— Oui, affirma-t-il, avec un monsieur.

— Qui porte un lorgnon, n’est-ce pas ?

— Oui, un grand, tout barbu.

— Et ils sont loin ?

— Quand je les ai vus, c’était à deux kilomètres d’ici. Je me suis retourné plus tard… ils prenaient l’ancienne route… celle qui file vers la gauche.

Je hâtai l’allure, surexcité par une appréhension croissante. J’atteignis l’ancienne route. Mais, à quelque distance, elle aboutissait à un carrefour d’où rayonnaient plusieurs sentiers. Lequel suivre ?

De plus en plus anxieux, j’appelai :

— Bérangère !… Bérangère !…

Au bout d’un instant, j’entendis le ronflement d’un moteur et un bruit d’automobile qui démarre. Cela devait se produire à un demi-kilomètre. Je m’engageai dans un sentier où, presque aussitôt, je discernai sur la boue des marques de pas très nettes, pas de femme et pas d’homme, qui me conduisirent à l’entrée d’un cimetière désaffecté depuis plus de vingt ans, et dont le terrain situé sur la limite de deux communes était l’objet de revendications et de procès.

J’y pénétrai. L’herbe haute était foulée, suivant deux lignes qui côtoyaient l’enceinte, passaient devant les décombres d’une maison où jadis habitait le gardien, s’entremêlaient autour de la margelle d’une citerne aménagée comme un puits, et se prolongeaient jusqu’au mur d’une petite chapelle funéraire à moitié démolie.

Entre cette citerne et cette chapelle, le sol avait été piétiné plusieurs fois. Après la chapelle il n’y avait plus qu’une trace de pas, des pas d’homme…

J’avoue qu’à ce moment mes jambes fléchirent sous moi, bien qu’aucune idée précise ne m’eût encore effleuré. J’inspectai la chapelle à l’intérieur, puis j’en fis le tour.

Quelque chose, par terre, au pied du seul mur qui restait entièrement