Page:Leblanc - Voici des ailes, paru dans Gil Blas, 1897.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Avec de petits cris haletants, elle entrait dans des trous plus profonds où l’eau voluptueuse baisait ses cuisses d’un baiser frais et chuchoteur. Elle marchait ainsi de pierre en pierre, toute hors de l’eau, tâtant avec son pied comme avec une main défiante les cailloux les plus solides. Et c’était un délicieux spectacle. Les jambes semblaient de longues tiges flexibles terminées par des fleurs épanouies. Elles avaient une vie frémissante et nerveuse. Elles avaient des attitudes nobles. Elles ployaient comme des bras agiles. Elles émergeaient comme des colonnes orgueilleuses. Elles se croisaient comme de jeunes bouleaux à l’écorce d’argent. Elles étaient aussi liées que deux sœurs jumelles et aussi libres l’une de l’autre que deux étrangères.

Immobiles autour d’elle, ils suivaient ses gestes. Elle éclata de rire.

— Eh ! dites donc, vous avez l’air de trois statues… vous, Guillaume, celle de la convoitise bien élevée… toi, Pascal, celle du courroux maintenu… et toi, Madeleine, toi…

— Moi, exclama Madeleine, je t’admire… tu es toujours si naturelle, si à ton aise !

Régine s’assit sur un tronc d’arbre, se frotta la peau avec des feuilles sèches, renfila ses bas et se rajusta :

— Voilà, je suis prête, venez-vous, Guillaume ?

Elle lui prit la main et ils disparurent.

On aperçut leurs silhouettes glissant sur le vieux pont qui traverse le ravin. Madeleine dit à Pascal :

— Répondez-moi franchement, vous avez été jaloux, là, tout à l’heure ?

— De d’Arjols ?

— Non, pas de lui, mais de ce que quelqu’un vît les jambes de votre femme ?

Il hésitait. Elle ne le laissa pas répondre, et d’un ton singulier, à la fois impérieux et suppliant :

— Je ne veux pas que vous soyez jaloux de Régine, Pascal.

Ils repartirent. La route était monotone, le paysage ordinaire. Ils allaient doucement, songeurs.

Et Pascal prononça :

— Je ne sais trop ce que j’ai ressenti… En tout cas, quelle différence avec ce que j’aurais éprouvé autrefois… J’ai été gêné surtout, comme en face d’une femme qui se conduirait publiquement d’une façon inconvenante. Mais cette femme n’était pas la mienne. Non, elle n’était pas celle que j’appelais ma femme, ainsi qu’on parle d’une chose à soi.

Il ajouta lentement :

— Elle n’est plus ma femme… je ne sais pourquoi, je m’imagine qu’elle est très différente de ce que je la croyais. Vous la félicitiez de son naturel… Oui, elle est naturelle, mais est-ce un bien, si sa nature est inférieure comme j’en ai l’intuition subite, et si elle n’a que des instincts frivoles et douteux ?

Ils avançaient à peine. L’effort de leur pensée nuisait à leur effort physique. Madeleine vainement cherchait à rompre un silence qui l’inquiétait. Pascal dit à voix basse :

— En vérité, non, je n’ai plus sur elle ce sentiment de propriété que l’on garde sur ceux que l’on affectionne… je ne l’ai plus… et comme c’est drôle, je me surprends parfois à l’éprouver à votre égard.

Elle s’efforça de rire.

— À mon égard ? vous plaisantez…

— C’est le soir, dit-il, c’est le soir surtout, quand on se quitte… il me semble qu’il y a quelque chose d’anormal… cela m’irrite de me retirer avec Régine… et puis vous… vous… avec un autre… pourquoi… ?