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KHIRÔN.

Et de ses larges pas mieux que les lourds vaisseaux,
Il franchit sans tarder l’immensité des eaux ;
Poséidon l’aperçoit ; de ses bras formidables
Il enlève Nysire et ses grèves de sables
Et ses rochers moussus ; il la dresse dans l’air :
Et l’île aux noirs contours vole comme l’éclair,
Gronde, frappe ; et les os du géant qui succombe
Blanchissent les parvis de son humide tombe.
Tous croulent dans l’Hadès, où neuf fois, de ses flots,
La Styx qui les étreint étouffe leurs sanglots ;
Et les Dieux, oubliant les discordes funestes,
Goûtent d’un long repos les voluptés célestes.

Et moi, contemporain de jours prodigieux,
En plaignant les vaincus j’applaudissais aux Dieux,
Certain de leur justice, et pourtant dans mon âme
Roulant un noir secret brûlant comme la flamme,
Et je laissais flotter, au bord des flots assis,
Dans le doute et l’effroi mes esprits indécis ;
Songeur, je me disais : — Sur les cimes neigeuses
L’aigle peut déployer ses ailes orageuses,
Et, l’oeil vers Hèlios incessamment tendu,
Briser l’effort des vents dans l’espace éperdu ;
Car sa force est cachée en sa lutte éternelle ;
Il se complaît, s’admire, et s’agrandit en elle.
Avide de lumière, altéré de combats,
Le sol est toujours noir, les deux sont toujours bas ;
Il vole, il monte, il lutte, et sa serre hardie
Saisit le triple éclair dont le feu l’incendie !