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ÇUNACÉPA.

Et nourri de son sang inerte. C’est ainsi
Que, gardant à jamais sa rigide attitude,
Il rêvait comme un Dieu fait d’un bloc sec et rude.

Çanta, le sein ému d’une pieuse horreur,
Frémit ; mais le jeune homme, aguerrissant son cœur,
Parla, plein de respect : — Viçvamitra, mon père,
Je ne viens point à toi dans une heure prospère :
Le Destin noir me suit comme un cerf aux abois.
Jeunesse, amour, bonheur, et la vie à la fois,
Je perds tout. Sauve-moi. Je sais qu’à ta parole
Le ciel devient plus sombre ou l’orage s’envole.
Tu peux, par la vertu des incantations,
Alléger le fardeau des malédictions ;
Tu peux, sans altérer l’implacable justice,
Émousser sur mon cœur le fer du sacrifice.
Réponds donc. Si le Roi des vautours a dit vrai,
Tu feras deux heureux, mon père, et je vivrai. —

Et l’Ascète immobile écoutait sans paraître
Entendre. Et le jeune homme étonné reprit : — Maître,
Ne répondras-tu point ? — Et le maigre vieillard
Lui dit, sans abaisser son morne et noir regard :
— Réjouis-toi, mon fils ! Bien qu’il soit vain de rire
Ou de pleurer, et vain d’aimer ou de maudire.
Tu vas sortir, sacré par l’expiation,
Du monde obscur des sens et de la passion,
Et franchir, jeune encor, la porte de lumière
Par où tu plongeras dans l’Essence première.