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SACRA FAMES.


Cependant, plein de faim dans sa peau flasque et rude,
Le sinistre Rôdeur des steppes de la mer
Vient, va, tourne, et, flairant au loin la solitude,
Entre-bâille d’ennui ses mâchoires de fer.

Certes, il n’a souci de l’immensité bleue,
Des Trois Rois, du Triangle ou du long Scorpion
Qui tord dans l’infini sa flamboyante queue,
Ni de l’Ourse qui plonge au clair Septentrion.

Il ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce,
Et, toujours absorbé dans son désir sanglant,
Au fond des masses d’eau lourdes d’une ombre épaisse
Il laisse errer son œil terne, impassible et lent.

Tout est vide et muet. Rien qui nage ou qui flotte,
Qui soit vivant ou mort, qu’il puisse entendre ou voir.
Il reste inerte, aveugle, et son grêle pilote
Se pose pour dormir sur son aileron noir.

Va, monstre ! tu n’es pas autre que nous ne sommes,
Plus hideux, plus féroce, ou plus désespéré.
Console-toi ! demain tu mangeras des hommes,
Demain par l’homme aussi tu seras dévoré.

La Faim sacrée est un long meurtre légitime
Des profondeurs de l’ombre aux cieux resplendissants,
Et l’homme et le requin, égorgeur ou victime,
Devant ta face, ô Mort, sont tous deux innocents.