Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/248

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L’Art, dont la Poésie est l’expression éclatante, intense et complète, est un luxe intellectuel accessible à de très rares esprits.

Toute multitude, inculte ou lettrée, professe, on le sait, une passion sans frein pour la chimère inepte et envieuse de l’égalité absolue. Elle nie volontiers ou elle insulte ce qu’elle ne saurait posséder. De ce vice naturel de compréhensivité découle l’horreur instinctive qu’elle éprouve pour l’Art.

Le peuple français, particulièrement, est doué en ceci d’une façon incurable. Ni ses yeux, ni ses oreilles, ni son intelligence, ne percevront jamais le monde divin du Beau.

Race d’orateurs éloquents, d’héroïques soldats, de pamphlétaires incisifs, soit ; mais rien de plus.

La réputation de curiosité et de mobilité intellectuelles qu’on lui a faite est assurément une étrange plaisanterie. Aucun peuple n’est plus esclave des idées reçues, plus amoureux de la routine, plus scandalisé par tout ce qui frappe pour la première fois son entendement.

Les grands poètes, les vrais artistes qui se sont manifestés dans son sein n’ont point vécu de sa vie, n’ont point parlé la langue qu’il comprend. Ils appartiennent à une famille spirituelle qu’il n’a jamais reconnue et qu’il a sans cesse maudite et persécutée.

Ceux, au contraire, qui, par infirmité naturelle ou par dépravation d’esprit, se sont faits les flatteurs, les échos serviles de son goût atrophié, les vulgarisateurs de ce qui ne doit jamais être vulgarisé, sous peine de décadence