Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/273

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foule. On atteint aisément, avec une certitude mathématique, ce but peu envié, en se gardant de flatter jamais les goûts grossiers et les caprices du jour, de complaire aux vanités stériles et de feindre pour le jugement du public un respect dérisoire. Or, il n’y a de respectable, en fait de poésie, que le Beau, et ce qu’on nomme le public n’a point qualité pour en juger. Il ne mérite ni respect ni dédain, n’ayant point de droits à exercer, mais un devoir strict à remplir, qui est d’écouter et de comprendre. Comme le labeur intellectuel lui est odieux et qu’il n’est avide que de distractions rapides et superficielles, toute conception supérieure lui reste inaccessible. Cela est ainsi et s’est toujours produit. Il en résulte qu’Alfred de Vigny, particulièrement, est inconnu au plus grand nombre.

La nature de ce rare talent le circonscrit dans une sphère chastement lumineuse et hantée par une élite spirituelle très restreinte, non de disciples, mais d’admirateurs persuadés. C’est ce qu’un critique célèbre qui, lui aussi, a été un poète autrefois, entendait par la tour d’ivoire où vivait l’auteur d’Éloa. De ce sanctuaire sont sortis, avec une discrétion un peu hautaine à laquelle j’applaudis, ces poèmes d’une beauté pâle et pure, toujours élevés, graves et polis comme l’homme lui-même, et qui ne se sont empreints d’une amertume et d’un trouble contenus que dans les Destinées. Il ne faut pas demander sans doute à ces belles inspirations les grands aspects de mouvement et de couleur qui sont la marque des génies profonds et virils par excellence, ni même la certitude constante de la langue, la solidité du vers et la précision