Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/55

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chère, ce moi a autant de droits que le reste de l’Univers à l’expression de son amour, de sa douleur, de son espérance, de sa foi, de son rêve. Si je pardonne aux poètes, si je leur demande même de me parler d’eux, c’est qu’en me parlant d’eux, s’ils en parlent bien, ils me parlent de moi. Discussions, raisonnements, théories, esthétique, rien n’y fait ; rien n’y fera. Nous ne sommes qu’à ce qui nous émeut. L’âme humaine ressemble à l’Agnès de Molière. A tous les arguments d’école, elle répond ce que l’innocente pupille d’Arnolphe répond à son vieux tuteur quand il veut se faire aimer d’elle :

Tenez, tous vos discours ne me troublent point l’âme ;
Horace, avec deux mots, en ferait plus que vous.

Ces deux mots que l’humanité, comme Agnès, veut toujours entendre, qui doivent l’entraîner et la convaincre, sont justement ceux que vous excluez de la poésie. Et quelle compensation lui offrez-vous en échange ? Après cinquante ans d’érudition, de méditation, d’initiation aux traditions de tous les temps, quelle est la philosophie de votre trilogie colorée, puissante des Poèmes antiques, des Poèmes barbares, des Poèmes tragiques ? Ce sont ces deux grandes imprécations de Caïn et de Baghavat dont la conclusion est le néant du monde et dont l’idéal est la mort.

J’ai goûté peu de joie et j’ai l’âme assouvie,
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens ;
Dans le sable stérile où dorment tous les miens,
Que ne puis-je finir le songe de ma vie.