Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/113

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tout bas d’abord, puis tout haut : « La singulière odeur ! Qu’est-ce que cela peut être ? » Ma mère était au supplice. Son dîner était manqué ! Tout à coup, Andrieux, avec cette petite voix éraillée qui ne semblait pas une voix d’homme : « Madame Legouvé… je crois que ça sent la… «  et il lâche le mot propre !… ajoutant aussitôt d’un ton ingénu : « Je ne sais pas si je me fais comprendre. » On avait tressauté au premier mot, on éclata de rire au second ; le rire emporta tout, embarras, gêne, contrariété ; on ouvrit la fenêtre, l’odeur se dissipa, et le dîner s’acheva en pleine gaieté ; ma mère appelait Andrieux son sauveur.

C’est à ce même dîner que se produisit un petit fait qu’on me permettra de citer comme un trait des mœurs et des habitudes du temps.

Parmi les convives figurait la célèbre Mlle Contat, dans le plein éclat de sa beauté. Le rôti mis sur la table, arrive la salade ; Mlle Contat se lève, avec sa brillante toilette de soirée, sa belle poitrine découverte, ses beaux bras nus, puis, prenant le saladier, elle retourne bravement la salade, qui était tout assaisonnée, avec ses blanches mains. Ce fut un cri d’admiration parmi tous les convives, on déclara qu’elle n’avait jamais paru plus charmante dans aucun rôle, et les convives mangèrent la salade comme elle l’avait retournée, avec leurs doigts. Ce serait déplaisant aujourd’hui, c’était le bon goût alors. J’entends encore le vieux marquis de Vérac, un modèle accompli du vrai gentilhomme, nous dire avec un accent de persiflage : « Ah çà ! vous êtes donc bien sales, aujourd’hui, que vous