Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/127

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qui était beau, il voulait une place pour Shakespeare à côté de nos grands hommes, comme il la voulait pour Dante, comme il la voulait pour Eschyle, comme en regard de Démosthène et de Cicéron il plaçait Pitt et Fox, comme en regard de Fox et de Pitt il mettait saint Chrysostome et saint Basile ; c’était un polythéiste en poésie.

Ce personnage tout nouveau et tout personnel d’arbitre entre les deux systèmes littéraires, entre les deux écoles, M. Villemain le continuait en dehors de ses cours. Tous les dimanches, un dîner de quinze à vingt personnes réunissait chez lui, boulevard Saint-Denis, n° 12, des représentants de l’un et l’autre parti, tout étonnés de se trouver côte à côte, et plus étonnés encore de se trouver si différents de ce qu’ils s’imaginaient. On ne déteste souvent les ouvrages que parce qu’on ne connaît pas les auteurs ; la personne corrige souvent les œuvres, la conversation complète les écrits : on reste adversaires, mais on n’est plus ennemis. M. Villemain fut ainsi un charmant faiseur de traités de paix littéraires. Son plaisir et parfois sa malice était de prendre au milieu de la soirée, quand les visiteurs de toute sorte commençaient à affluer, quelque passage nouveau d’un poète moderne, une Méditation de Lamartine, une ode de Victor Hugo, un fragment de poème de Vigny, voire même des vers de Sainte-Beuve, et à force d’art, de grâce, il se plaisait à acclimater à la poésie nouvelle les plus rebelles oreilles académiques. C’était sa manière de recueillir des voix pour les futurs candidats. Avec cela, plein de bonté et de sollicitude pour les débutants