Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/138

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et à son âme affectueuse, quand il se vit soudainement frappé au cœur, frappé à mort par un malheur qui avait quelque chose de tragique. Le fléau qui ne l’avait atteint, lui, qu’à moitié, tomba comme un coup de foudre sur sa famille : sa femme perdit la raison. Il essaya d’abord, dans l’espoir d’une guérison rapide, de la garder à la maison ; et, pour dissimuler au monde cet affreux secret, les jours où il recevait à l’Institut, on parait la malheureuse femme, on la faisait descendre dans le salon et on la cantonnait à une table de travail, entourée de ses amis les plus intimes ; mais bientôt partait de ce coin, un petit rire strident et nerveux qui révélait ce qu’on voulait cacher. La séparation devint inévitable ; mais perdre la mère, c’était perdre en même temps les enfants ! Elles étaient trop jeunes encore pour qu’il pût les conserver près de lui ; il fallut les mettre au couvent, et le pauvre homme demeura tout seul dans ce sombre appartement, entre ces deux spectres, entre ces deux folies, celle de sa femme dont elle ne pouvait pas guérir, et la sienne qui pouvait le reprendre. Après quelque temps, ne pouvant pas supporter cette solitude, il tâche de se reconstituer une famille en reprenant ses filles, et en leur attachant, comme gouvernante, une dame d’origine anglaise qui sortait de chez le duc d’Harcourt.

Cette dame était d’une laideur rare, ce qui faisait dire à M. Villemain, avec une ironie qui tenait encore de l’ombrage : « Je crois que je peux la montrer à mes amis et à mes ennemis. ― Dites surtout à vos ennemis, » lui répondit M. Viguier. Cette dame parlait un français