Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/140

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jeunes femmes quittèrent la maison, quittèrent Paris ; Mlle Caroline redoubla autour de son père de soins, d’ingénieuse sollicitude, de tendresse vigilante, pour combler le vide de ses douloureuses absences. Elle lui copiait ses manuscrits, elle lui traduisait des passages d’auteurs anglais, elle se multipliait, pour lui être comme trois filles à elle toute seule ; et le père, touché, consolé, l’adorant comme on adore son enfant et la vénérant comme on vénère sa mère, entrait dans une sorte de tranquillité émue qui était presque du bonheur, quand une nouvelle catastrophe tomba sur cette malheureuse maison. Une des deux jeunes femmes fut frappée comme la mère ; et voilà ce père et cette fille restés en face l’un de l’autre dans ce sombre appartement, sous le coup de ce malheur qui était une menace, chacun d’eux tremblant pour l’autre et tremblant peut-être pour lui-même ; c’était navrant. En les voyant, on pensait avec épouvante à tout ce qu’ils ne se disaient pas. Je n’entrais jamais dans cette chambre sans être saisi au cœur par je ne sais quel souvenir d’Hamlet et du Roi Lear. Devenu le confrère de M. Villemain, j’allais assez souvent le voir, poussé par une commisération profonde, j’allais causer avec lui du beau temps où j’étais son élève. Ce retour vers l’âge d’or de sa vie le ranimait un peu ; je le faisais sourire en lui racontant notre enthousiasme pour lui, la passion de lecture qu’il nous soufflait au cœur, et tous deux nous redevenions presque jeunes en nous rappelant ce 1830 dont il a été un des plus brillants représentants, et qui nous a laissé un si ineffaçable souvenir. C’est