Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/162

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car elle augmente l’ardeur du but à atteindre. Du reste, l’histoire de cet ouvrage est le portrait de l’auteur. Dans sa jeunesse, ses collaborateurs disaient de lui : « Dupaty est le plus charmant partner dramatique ; seulement, il a un grand défaut, il ressemble trop à Pénélope : il défait la nuit ce qu’il a fait dans la journée. Ce qui lui a paru excellent le vendredi, lui semble détestable le samedi. Avec lui, on ne peut jamais mettre le point de la fin. » Or, vers les cinquante ans, il se monta la tête pour un petit épisode des Croisades. Il bâtit là-dessus un opéra-comique en un acte. « Un acte pour les Croisades ! se dit-il, c’est impossible. » Il en met deux, il en met trois. Puis tout à coup, voilà le sujet qui se métamorphose. De gracieux il devient dramatique, historique, héroïque, voire même épique ! Ce n’est plus un opéra-comique, c’est une tragédie ! Ce n’est plus une tragédie, c’est une trilogie ! Aux cinq actes il ajoute un épilogue, et un prologue ! Un prologue consacré à la création du monde. Cet ouvrage d’un genre innomé fut le compagnon, le soutien et le délicieux tourment des dernières années de Dupaty. Il y travaillait sans cesse ! Il collait feuillets sur feuillets ! Il entassait cahiers sur cahiers, toujours avec la même verve pour l’écrire et pour le lire. Car il le lisait partout, et à tout le monde. Rencontrait-il un ami dans la rue, au bout de cinq minutes de conversation, il le saisissait par un bouton de son habit, et bien habile qui se fût dégagé à moins de cinquante vers de rançon. J’allais souvent le voir le matin dans sa petite maison de la rue de la Tour-d’Auvergne, je le trouvais toujours