Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/175

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

a de ces scrupules inexplicables. Mon admiration pour les hommes illustres était alors si grande, qu’il m’est arrivé plus d’une fois d’aller jusqu’à la porte de l’un deux et de partir sans avoir osé entrer. Je me rappelle qu’auprès de M. Lemercier, souvent, au milieu de la conversation, je m’abstenais de parler, en me disant tout bas : « A quoi bon : Il sait tout ce que je pourrais dire ! » C’était absurde, mais je ne savais pas alors que la jeunesse, par elle-même, a un tel charme, que sa gaucherie lui compte comme une grâce, et qu’on aime en elle jusqu’à son embarras.

Dès que Béranger fut hors de prison, je lui écrivis une lettre de regret, d’excuses, qui me valut la réponse suivante. Je la transcris tout entière sans en ôter les paroles flatteuses, parce qu’on y verra bien le sentiment affectueux que lui inspiraient les commençants.


Monsieur,

M. de Jouy m’avait en effet annoncé votre visite à la Force, et j’étais fier qu’une tête nouvellement couronnée voulût bien s’incliner sous les guichets pour arriver jusqu’à moi. Je suis bien aise que notre ami vous ait fait part de mon désappointement, puisque cela me vaut aujourd’hui une marque d’attention à laquelle je suis sensible, comme vous devez le croire. Je connais depuis longtemps les beaux vers qui vous ont valu un triomphe public ; il y a mieux que des vers dans ce morceau ; les sentiments qui y règnent sont d’une âme élevée, et je me réjouis de voir que tout en vous, monsieur, annonce le digne soutien d’un nom déjà illustre. Je n’en désire que plus vivement de vous connaître. Si je savais quel jour vous devez prendre la peine de passer chez moi, j’aurais grand soin d’y rester pour vous rece