Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/179

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direction prendre. Sans doute mon prix de poésie m’avait mis le pied à l’étrier ; mais plusieurs routes s’ouvraient devant moi. Laquelle choisir ? J’en étais à ce moment douloureux où un jeune homme se cherche. J’eus l’idée de m’adresser à Béranger. Il me répondit :


Savez-vous, monsieur, combien est embarrassante, effrayante même la confiance dont vous voulez bien m’honorer ? Quoi ! vous me chargez de présider à votre vie littéraire ! C’est, certes, un grand témoignage d’estime que vous me donnez là et j’en suis touché bien vivement ; mais cela malheureusement ne suffit pas pour que j’accepte un mentorat de cette nature. Vous vous accusez d’être venu me voir peu souvent ; eh bien, monsieur, vous expliquez ainsi mon hésitation à répondre à votre lettre, pourtant si aimable, même sous ce rapport. En effet, comment tracer une règle à suivre à un homme qu’on n’a pas eu le temps d’étudier ? Mais, me direz-vous, vous avez lu mes différents essais… Cela suffit-il ? Quelques ouvrages plus ou moins bons (car je ne suis pas aussi sévère envers vous que vous-même) ne donnent que la mesure des facultés de l’esprit. Mais le caractère de l’homme, comment le connaître ? Qu’importe ? diraient tous nos jeunes gens. Il importe beaucoup, selon moi ; surtout dans un temps comme le nôtre, où l’on ne peut guère trouver son point d’appui qu’en soi-même. Sans m’élever jusqu’à l’appréciation de votre caractère, je pense que vous avez des goûts dominants qui doivent influer sur la tendance de votre esprit ; ces goûts, je les ignore. Vous avez eu le malheur d’être ce qu’on appelle un jeune homme heureux. Dès votre entrée dans le monde, il vous a souri ; vous convenez qu’aujourd’hui rien ne manquerait à votre félicité, si vous n’étiez tourmenté par une ambition de gloire. Hélas ! dans quel coffre vide fouillez-vous pour trouver ce qui, selon vous, manque à votre bonheur ! mais enfin c’est votre manie, je voudrais en vain vous en guérir ; quand le sort ne nous refuse rien, il nous fait toujours un don de trop. Eh bien, pauvre enfant, courez donc après la gloire, c’est un mirage qui vient vous chercher du fond des déserts ; prenez