Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/184

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Mais parfois au milieu des plaisirs de mon âge,
Je demandais : Où donc est mon père ? en quel lieu ?
Et l’on me répondait : Votre père ?… Il voyage ;
Ou bien encor : Ton père est avec le bon Dieu ;
Et, satisfait alors, sans vouloir davantage,
          Je retournais au jeu.

Une nuit, cependant, dans un rêve prospère,
Un homme jeune, avec un sourire d’ami,
Se pencha tendrement sur mon front endormi,
M’embrassa, prit ma main, et dit : Je suis ton père.
Nous causâmes longtemps, et lorsque le matin
M’éveilla de ce songe et si triste et si tendre,
J’étais trempé de pleurs… Je venais de comprendre
          L’affreux nom d’orphelin !

Orphelin ! qu’un seul mot peut cacher de tristesse !
Ah ! lorsque j’aperçois, en parcourant Paris,
Deux hommes, dont l’un jeune et l’autre en cheveux gris,
L’un sur l’autre appuyés, souriant d’allégresse,
Et se parlant tous deux de cet air de tendresse
Qui dit à tous les yeux : C’est un père et son fils…
Des pleurs viennent troubler ma paupière obscurcie ;
Je les suis, les regarde… et je connais l’envie !

O fleur de l’âme, amour, tu brillas dans mon sein,
Tu parfumas le ciel de mes jeunes années,
Et je sais ce que c’est que vivre des journées
          Avec un serrement de main !
Je connais l’amitié, je connais tous les charmes
De répandre son cœur dans un doux entretien,
Et nul entre ses bras, avec plus douces larmes,
          Ne presse un ami qui revient !

J’eus, quand j’étais enfant, ma bonne vieille aïeule,
Dont le cœur, pour m’aimer, n’avait que dix-huit ans,
Et qui ne souriait qu’à ma tendresse seule
          Quand je baissais ses cheveux blancs.