Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/189

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programme de l’École nouvelle me révoltait souvent comme inique et comme absurde. Son dédain pour Racine me semblait un blasphème ! Toucher à la gloire de Corneille, de Bossuet, de La Fontaine, était pour moi un crime de lèse-génie. Ajoutez enfin que j’étais entretenu dans ces sentiments d’indignation par les anciens amis de mon père qui étaient devenus les miens. J’assistai à la première représentation d’Hernani dans la loge de M. Lemercier, de M. Lemercier en qui j’admirais un homme supérieur, et qui, pendant tout le cours de l’ouvrage, répétait sans cesse : « C’est absurde ! Cela n’a pas le sens commun. Il y a longtemps que je n’ai entendu une aussi mauvaise pièce ! » Qu’on imagine quelle tempête d’idées et de sentiments devait soulever dans une cervelle de vingt-deux ans, un tel choc d’opinions contraires. J’étais, à la lettre, déchiré, bouleversé, éperdu ; je me faisais l’effet de Sabine dans Horace, partagée entre deux patries, entre deux armées : J’ai mes frères dans l’une et mon mari dans l’autre.

Enfin, sous l’empire de ce trouble étrange, j’en arrivai à un sentiment plus cruel encore, au doute ! Oui ! j’en vins à douter non seulement de la réputation de mon père, mais de son talent ! Pour le coup, l’angoisse était trop forte, la situation trop intolérable. Je résolus d’en sortir à tout prix ! et je me posai nettement ce problème redoutable : ― « Qui a raison ? Est-ce l’époque de mon père qui l’a acclamé, ou la nôtre qui le rejette dans l’ombre ? Sa réputation n’a-t-elle été qu’une affaire de mode, une erreur de goût fondée