Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/208

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périphrase, qui était une concession au mauvais goût du temps, était un progrès sur le goût du temps. Cette timidité était une audace. Le poète a déguisé le mot pour le faire descendre sur la scène, mais il l’y a fait descendre. Il a altéré la figure de Henri IV pour l’introduire dans une tragédie, mais il l’y a introduite. Le sujet était nouveau, la tentative périlleuse, et ce qui était une hardiesse alors, doit lui compter aujourd’hui encore comme un titre d’honneur. Je m’explique.

Il y a dans les Deux Pigeons un passage qui m’a toujours beaucoup frappé :

 
Un vautour à la serre cruelle
Vit notre malheureux qui traînant la ficelle,
Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.


Eh bien, tout novateur est un forçat plus ou moins bien échappé. Il traîne toujours après lui un bout de ficelle, les morceaux du lacs qui l’avait attrapé ; ces morceaux sont les restes du goût de son temps. Son œuvre en demeure toujours un peu empêtrée. Que faut-il donc faire, en la lisant ? Remarquer la ficelle ? Non. Penser au coup d’aile qui l’a brisée à moitié Nous ne faisons jamais que de demi-progrès. Le progrès est un mot qui s’épelle lettre à lettre ; l’un dit A, l’autre B ; nul ne prononce le mot tout entier. En veut-on une preuve éclatante ? Prenons André Chénier. Certes, s’il est un nom qui soit synonyme d’innovation, de révolution, c’est le sien. L’école nouvelle a salué en lui un de ses précurseurs ! Eh bien, ce premier des poètes du dix-