Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/238

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n’avez pas assez le désir enragé d’écraser vos adversaires ! cela diminue votre force. » J’avais raison, c’était un défaut ; mais ce défaut était un charme, et il m’attacha singulièrement à lui. Quand Bertrand, trop éloigné, ou trop occupé pour son âge, fut forcé d’interrompre nos leçons, je les recommençai avec Robert. Depuis ce moment, je l’ai toujours suivi et soutenu ; j’ai eu la joie de lui être souvent utile. C’est moi qui l’ai aidé à fonder sa première salle ; c’est moi qui lui ai fait construire sa dernière ; il était à la fois pour moi un maître et un enfant ; je l’aimais pour le bien que j’avais pu lui faire. Quand à lui, il me le payait amplement en prolongeant pour moi les délicieuses jouissances de notre art. J’avais protégé sa jeunesse, il rajeunissait ma vieillesse. Chaque matin, à huit heures, je descendais causer une demi-heure avec son fleuret ; et ce commerce d’un instant avec cette lame si alerte, me rendait quelque chose de ma légèreté d’autrefois. Oui ! grâce à lui, je me croyais plus jeune pendant une demi-heure, et, en remontant l’escalier, j’enjambais encore les marches deux à deux, je me sentais dix ans de moins sur les épaules. Pourrai-je retrouver ces illusions ? Quand la mort a désarmé Robert, il m’a semblé que mon fleuret m’échappait de la main. Je m’y attendais pourtant. La nouvelle que Bertrand, octogénaire, n’était plus, me frappa comme un coup de foudre. Je le croyais invincible. Il me semblait que la mort ne pouvait pas le toucher. Quant à Robert, quoiqu’il fût bien jeune encore, quarante-six ans à peine, je le sentais atteint. Un matin, dans notre