Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/259

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La tragédie et l’opéra, la parole et le chant, la musique et la poésie, ont leurs lois propres et leurs moyens d’action particuliers. Pour le véritable chanteur, le jeu n’est que le serviteur du chant, et si le serviteur gêne le maître, le maître le congédie. Dans une même situation théâtrale, le tragédien devra baisser les bras et le chanteur les lever ; le tragédien serrer à demi les lèvres et le chanteur ouvrir démesurément la bouche ; le tragédien s’agiter, et le chanteur rester immobile. Pourquoi ? Parce que la beauté du son, la justesse du son est la première loi du chanteur, et que la meilleure pantomime pour lui est celle qui fait le mieux sortir le son. Ne voit-on pas des cantatrices n’arriver à de certains effets de virtuosité qu’au prix des plus bizarres contractions de visage ? eh bien, on n’aperçoit pas la grimace, on n’entend que le son. L’artiste lyrique le plus pathétique, n’est jamais tragédien qu’à certains moments, parfois même il ne l’est pas du tout. Quelle voix humaine a fait verser plus de larmes que la voix de Rubini ? Quel artiste tragique a plus remué les âmes ? Pourtant, il n’était ni comédien, ni tragédien ; sa puissance d’expression résidait tout entière dans sa voix. J’en ai vu une preuve bien singulière ; un jour, chez un de ses amis, on lui demande de chanter la cavatine du troisième acte de la Sonnambula, « Il più tristo fra i mortali, » où il s’élevait au plus haut degré d’émotion. « J’y consens, dit-il, mais à une condition : c’est que je chanterai, non dans ce salon rempli de monde, mais dans cette petite chambre à côté. » On accepte ; il chante, il nous arrache à tous des larmes. Or, qu’avait-il fait en chantant sa cavatine ?