Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/269

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ce duel étrange, et elle chanta quatre morceaux de suite, grandissant toujours, s’exaltant toujours, jusqu’à ce qu’elle eût vu le visage de Thalberg couvert de larmes comme avait été le sien. Jamais je n’ai mieux compris la toute-puissance de l’art, qu’à la vue de ces deux grands artistes, inconnus la veille l’un de l’autre, se révélant tout à coup l’un à l’autre, luttant l’un avec l’autre, s’électrisant l’un l’autre, et s’élevant, emportés l’un par l’autre, dans des régions de l’art où ils n’étaient peut-être jamais parvenus jusque-là.


IX

Quelques mois après, elle était morte.

De quoi mourut-elle ?

Écoutons Alfred de Musset :

 
Ah ! tu vivrais encor sans cette âme indomptable !
Ce fut là ton seul mal : et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau.
Il en soutint longtemps la lutte inexorable ;
C’est le Dieu tout-puissant, c’est la muse implacable
Qui dans ses bras en feu t’a portée au tombeau.

Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur,
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ?
Ne savait-tu donc pas que sur ta tempe ardente
Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,
Et que c’est tenter Dieu que d’aimer la douleur ?