Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/297

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qui ne conçoivent pas la différence qui existe…

— C’est vous, mon cher Berlioz !

— Oui, mon cher Legouvé. «  Et nous voilà, pour début de connaissance, nous embrassant comme du pain.

Oh ! l’intimité ne fut pas longue à établir. Tout nous rapprochait ! Notre âge, nos goûts, notre passion commune pour les arts. Nous appartenions tous deux à ce que Préault appelait la tribu des pathétiques. Il adorait Shakespeare comme moi, j’adorais Mozart comme lui ; quand il ne composait pas de musique, il lisait des vers ; quand je ne faisais pas de vers, je faisais de la musique. Enfin, dernier lien, j’avais traduit d’enthousiasme Roméo et Juliette, et il était, lui, éperdument épris de la célèbre artiste qui jouait Juliette, miss Smithson. Son amour mit le feu à notre amitié. C’était un amour plein d’orages. D’abord, il savait à peine quelques mots d’anglais, et miss Smithson savait encore moins de français, ce qui jetait un peu de décousu dans leurs dialogues. Puis, elle avait quelque peur de son farouche adorateur. Enfin, le père de Berlioz opposait un véto absolu à tout projet de mariage. En voilà plus qu’il ne fallait pour avoir besoin d’un confident. Il m’éleva donc à la dignité de son conseiller ordinaire, et comme c’était une fonction très occupante et qui pouvait suffire à deux personnes, il m’associa, à titre de confesseur adjoint, un de mes amis pour qui il avait une grande admiration, Eugène Sue.

Nos réunions étaient des plus étranges, et un accident arrivé à miss Smithson (elle s’était démis le pied en