Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/310

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— C’est, lui dis-je, que vous n’êtes fait, comme elle, que pour les rôles jeunes. Vous êtes condamné à l’amour à perpétuité. Vous aurez toujours l’âge que nous avions quand nous nous sommes connus, à vingt-cinq ans, et en 1830 encore ! Circonstance très aggravante. Vous êtes un Desgrieux éternel, un Desgrieux qui change souvent de Manon… Moi, j’ai pris l’emploi des Tiberge ! »

Notre affection, devenue ainsi plus sérieuse, mais restée aussi cordiale, établit entre lui et moi, je devrais dire entre lui et nous, des relations musicales qui aidèrent fort à mon éducation. Sûr de trouver chez moi un piano et une interprète, il venait causer avec nous de Glück, de Beethoven et de lui-même. J’ai entre les mains, et en ce moment sous les yeux, un exemplaire d’Alceste dans la version française, tout chargé de notes marginales et d’indications de la main de Berlioz. Glück corrigeait fort mal ses épreuves ; Berlioz les corrigea de nouveau sur cet exemplaire d’après l’édition italienne, qui, comme on le sait, est la première. Il rétablit les mouvements. Dans l’air, Non, ce n’est pas un sacrifice ; au-dessus de cette phrase : Mes chers enfants, je ne vous verrai plus, un « double plus lent », il écrivit en lettres énormes et d’une écriture nerveuse, qui sent la colère et peut se traduire par : Imbéciles de traducteurs ! Le début du fameux air : Divinités du Styx, excitait surtout son indignation et lui inspira les plus intéressantes corrections. La figuration matérielle de cette phrase musicale expliquera sa pensée