Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/321

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mais je tiens à l’expliquer. D’abord il était aigri par la lutte et l’injustice ; ses plus vives attaques ne sont souvent que des revanches. Puis son métier de critique lui était insupportable, il ne l’avait pris que pour vivre, et ne se mettait jamais devant son papier qu’avec un mouvement de colère, comme on reprend sa chaîne. L’argent même qu’il y gagnait lui était pénible, son orgueil de compositeur s’indignait que ses articles lui rapportassent plus que sa musique. Ajoutons qu’il était violemment exclusif comme tous les novateurs, comme Beethoven qui voulait qu’on donnât le fouet à Rossini, comme Michel-Ange qui parlait avec dédain de Raphaël, comme Corneille qui ne trouvait aucun talent dramatique à Racine. La jalousie n’a rien à faire dans ces dénis de justice ; ce sont des antipathies de génies qui ne prouvent que le génie même ; plus un esprit est original, plus souvent il est inique ; si Rossini, Auber et Hérold avaient écrit ce qu’ils pensaient de Berlioz, ils en auraient dit bien plus long contre lui, que lui contre eux.

Enfin, terrible qualité qui devient bien vite un défaut ! Berlioz avait énormément d’esprit. Une fois la plume à la main, il lui partait, d’entre les doigts, des traits de moquerie si plaisants, qu’il éclatait de rire en les écrivant, mais sa raillerie, pour être souvent de la pure gaieté, n’en était pas moins redoutable et redoutée. Peu de personnes étaient à l’aise avec lui. Les artistes les plus éminents, ses pairs, subissaient en sa présence une sorte de gêne. Gounod m’a souvent parlé de l’état de contrainte où le mettait Berlioz. J’ai vu Adolphe Nourrit, chez moi, un matin, lancé avec enthousiasme dans l’interprétation