Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/329

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— Comment les lui cacher ? Parfois, tout à coup, sans cause, je tombe assis sur un siège en sanglotant ! C’est cette affreuse pensée qui m’assaille ; elle le devine ! Et alors avec une angélique tendresse… elle me dit : « Malheureux ingrat, qui puis-je faire pour vous convaincre ? Voyons !… Est-ce que j’ai aucun intérêt à vous dire que je vous aime ? Est-ce que je n’ai pas tout oublié pour vous ? Est-ce que je ne m’expose pas à mille périls pour vous ? » Et elle me prend la tête entre ses mains ; et je sens ses larmes qui tombent dans mon cou. Et pourtant, malgré cela, toujours retentit au fond de mon cœur cet affreux mot : J’ai soixante ans ! Elle ne peut pas m’aimer ! Elle ne m’aime pas ! » Ah ! mon ami, quel supplice ! se créer un enfer avec un paradis ! »

Je le quittai sans avoir pu le consoler, et très ému, je l’avoue, non seulement de son chagrin, mais de son humilité. Comme nous voilà loin des puérils orgueils de Chateaubriand et de Gœthe, qui, si béatement, se croyaient revêtus par leur génie d’une jeunesse éternelle, qu’aucune adoration ne les surprenait. Que j’aime mieux Berlioz ! Comme il est bien plus humain ! Et comme je suis touché de le voir, cet orgueilleux prétendu, oublier si bien qu’il est un grand artiste, pour se souvenir seulement qu’il est un vieil homme !

Enfin me voici à notre dernière étape dans cette excursion à travers l’âme et le génie de Berlioz, car son âme et son génie se tiennent étroitement et s’expliquent l’un l’autre.