Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/331

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l’âme humaine, Horatio, comme dit Hamlet, qu’il n’en peut tenir dans votre philosophie ! La vérité est qu’à sa vue toute mon enfance, toute ma jeunesse me sont remontées au cœur !… Cette secousse électrique que j’ai ressentie jadis, à sa vue, m’a encore traversé le cœur entier, comme il y a plus de cinquante ans !

— Mais quel âge a-t-elle donc ?

— Six ans de plus que moi, et j’en ai plus de soixante !

— C’est donc une merveille ! Une Ninon !

— Je n’en sais rien. Je ne crois pas. Mais que me font et sa figure et son âge ? Il n’y a rien de réel dans ce monde, mon cher ami, que ce qui se passe là, dans ce petit coin de l’être humain qu’on appelle le cœur. Eh bien, sachez que moi, vieux, veuf, presque seul dans le monde, j’ai concentré ma vie tout entière dans cet obscur petit village de Meylan où elle vit ? Je ne supporte l’existence qu’en me disant : Cet automne, j’irai passer un mois auprès d’elle. Je mourrais dans cet enfer de Paris, si elle ne m’avait pas permis de lui écrire, et si de temps en temps il ne m’arrivait quelques lettres d’elle !

— Lui avez-vous dit que vous l’aimez ?

— Oui.

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Elle est restée stupéfaite, un peu effrayée d’abord, je lui faisais l’effet d’un fou ; mais peu à peu j’ai fini par la toucher. Je demande si peu ! Mon pauvre amour a besoin de si peu de chose pour subsister ! M’asseoir près d’elle, la regarder filer, car elle file… ramasser