Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/341

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son père un autre un peu plus grand, pour qui elle se prit de la même affection que pour moi, à qui elle parlait sans cesse de moi comme elle me parlait sans cesse de lui, de façon qu’avant de nous être jamais vus, Eugène Sue et moi, nous nous connaissions déjà, nous nous aimions en elle. Jamais cœur ne fut plus propre que celui de cette enfant à un tel rapprochement. Petite fille et jeune fille, elle avait, soit par nature, soit par l’effet de son éducation tiraillée, soit par pressentiment d’une fin prématurée (nous devions la perdre en pleine jeunesse), elle avait une sensibilité mélancolique, une affectuosité toujours vibrante, qui, jusqu’à son mariage, et même après, s’était concentrée sur nous deux avec une tendresse mêlée d’imagination ; nous étions son roman. Quand la mort de nos parents, et son mariage à elle, eurent fait disparaître les obstacles qui nous séparaient, Eugène Sue et moi, elle n’eut plus qu’une idée, nous réunir d’abord, puis nous posséder sous son toit. Il lui semblait que nous ne serions bien à elle que le jour où nous serions chez elle, et elle nous emmena tous deux dans un petit château, le château de Marrault, perdu au milieu des montagnes du Morvan, et que son mari lui avait apporté en dot. Eugène Sue avait alors vingt-six ans ; j’en avais vingt-trois ; nous avions déjà débuté dans la littérature ; il avait publié, lui, dans le journal la Mode, quelques scènes maritimes qui avaient été remarquées ; j’avais eu, moi, un prix de poésie à l’Académie, ce qui aujourd’hui est une assez mauvaise note, mais ce qui, en 1829, comptait comme une espérance. Nous voilà