Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/344

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Commençons par sa jeunesse et par ses débuts.

— Parlez donc, je vous écoute.

— Vous avez lu sans doute, puisque vous êtes au courant de ses ouvrages, une nouvelle de lui, intitulée le Parisien en mer ?

Vous vous rappelez ce gamin de treize ans, sceptique, spirituel, vicieux, gouailleur jusqu’au cynisme et jusqu’à l’héroïsme, gouailleur avec ses chefs, gouailleur avec la mer, gouailleur avec la mort, que rien n’étonne, que rien n’arrête, et qui se fait tuer en Espagne parce qu’il bouscule toute une procession pour courir après une fille ? C’est un chef-d’œuvre. Eh bien, c’est un des portraits d’Eugène Sue. Il y avait en lui un indestructible fond de gamin. Son enfance fait penser à Villon, un Villon de bonne famille. Son père, médecin fort riche, l’envoya comme externe au lycée Bourbon. Jamais vous n’avez connu plus détestable écolier ; ne travaillant pas et empêchant les autres de travailler ; se moquant de tout le monde, de ses maîtres comme de ses camarades, sans cesse renvoyé, mêlant à ses gamineries des prétentions de mirliflor qui l’on jamais abandonné ; n’aimant pas à sortir dans la rue avec un camarade mal vêtu ; puis, une fois rentré chez son père, dévalisant la cave, et profitant de son absence pour faire ripaille avec des amis ; enfin, le Parisien en mer ! Un trait de son enfance vous le peindra mieux que les paroles. Son père, devenu vieux, ne pouvait ni se passer de café, ni en prendre. Son estomac le lui commandait, son tempérament nerveux le lui défendait. Il imagina alors de remplacer, à la fin de son dîner, le café par un