Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/362

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de gaieté, de mouvement, le jeune faubourg Saint-Germain ; et enfin le goût de la maîtresse de la maison pour les arts, y appelait une élite de littérateurs et de musiciens. C’était un charmant mélange. La duchesse de Rauzan y présidait à merveille. Jamais femme ne répondit mieux à l’idée qu’on se fait d’une grande dame. Elle avait le génie de l’attitude. Avec sa belle taille, sa dignité souriante, sa politesse nuancée, elle savait mêler les rangs en gardant les distances. Quand il y avait un mariage dans la société (pour le faubourg Saint-Germain, la société c’est sa société), le nouveau marié n’avait pas de soin plus pressant que d’amener sa jeune femme chez la duchesse de Rauzan ; c’était comme une présentation à la cour. On y faisait souvent des lectures, on y donnait des concerts, toujours religieusement écoutés. Mme de Rauzan y tenait, par égard pour les artistes, et par égard pour son salon. Son salon était sa vie, son orgueil, sa passion ; jusque dans les derniers temps de son existence, atteinte d’un mal incurable, elle se faisait lever au milieu du jour, s’habillait, se parait, disputait aux ravages de la maladie ce qui lui restait d’agréments dans le visage, puis, à quatre heures, elle apparaissait gracieuse, aimable, attentive, et là, rassemblant toutes les forces que lui avait données une journée de repos, elle les dépensait en deux heures de sourires, souvent payés ensuite par de cruelles souffrances. C’est le rôle de la femme du monde arrivée à l’état héroïque. Son salon était son champ de bataille, elle ne l’a quitté que pour mourir.

Eugène Sue ne fit que passer à l’Abbaye-aux-Bois,