Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/466

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avaient traversé cette tragique passion ? Pourquoi ses cheveux avaient-ils blanchi ? Pourquoi l’appelait-il son bourreau ? Éperdu, je courus à Compiègne ; tout était fini. Je recueillis de la bouche des domestiques et des voisins, quelques détails sur leurs dernières journées, que je ne puis transcrire à plus de cinquante ans de distance sans que la plume me tremble dans la main.

M. Leroux avait résolu d’en finir par le suicide. Pour assurer l’exécution de ce projet, il la pria d’aller à Paris faire quelques emplettes. Elle le devina, et lui déclara qu’elle ne le quitterait plus désormais d’une seconde, voulant mourir s’il mourait.

Il était grand marcheur étant grand chasseur, et elle, elle était délicate, mignonne, et, comme beaucoup de Parisiennes, incapable de fournir à une promenade de deux heures. Un matin, au lever du jour, la croyant endormie, il partit pour la forêt, avec son fusil chargé de deux balles : cinq minutes après, il la trouva au détour d’une allée, l’attendant. Saisi d’une sorte de frénésie, il prit son pas de chasse et s’élança, à travers bois : elle le suivit haletante, suffoquée, les pieds déchirés, mais marchant toujours, toujours sur ses pas, et leur course dura près d’une heure, au bout de laquelle elle tomba en s’attachant à lui, et lui déclarant qu’elle ne le quitterait pas, et qu’il faudrait qu’il la tuât pour pouvoir se tuer. Ce jour-là fut conçu leur projet. Leurs dernières heures furent sinistres. Ils se mirent à table pour déjeuner à midi, et restèrent tous deux, en face l’un de l’autre, silencieux et mornes ; quand les domestiques vinrent pour servir le dîner, ils trouvèrent le déjeuner intact. A