Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/503

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des plus dures souffrances. Il ne raccourcit pas d’un jour son voyage d’explorateur et revint à Paris, épuisé, méconnaissable, vieilli de dix ans. Mais Dieu, qu’il nie, l’ingrat ! l’attendait là, pour se venger de lui, comme Il se venge, comme Lamartine lui avait prédit qu’Il se vengerait, par la plus belle récompense qui puisse couronner une belle vie !

Schœlcher arriva à Paris le 3 mars 1848, quelques jours après la proclamation de la République. A peine débarqué, il reçoit d’Arago, ministre de la Marine, une lettre lui disant : « Venez… J’ai besoin de vous. » Il y court. Arago le nomme sous-secrétaire d’État aux colonies, et quelques jours après, paraissait à l’Officiel, préparé par Schœlcher, contresigné par Schœlcher, le décret qui abolissait immédiatement l’esclavage dans toutes les colonies françaises. Quand il vint m’annoncer cette nouvelle, je lui répondis avec calme (il m’a plus d’une fois rappelé ce mot) : « Eh bien, mon cher ami, vous voilà immortel. »

Ce triomphe n’alla pas pour lui sans de cruelles amertumes. Tout le parti colonial poussa un cri terrible d’indignation et de fureur. L’abolition immédiate et absolue fut déclarée une œuvre de spoliation et de ruine ; Schœlcher fut dénoncé comme un apôtre de massacre et de vol. Je n’entrerai pas dans la question de savoir si l’abolition graduelle était préférable, si elle était possible. Mon incompétence me le défend. Mais ce que je puis attester, c’est que quelques jours avant la publication du décret, un délégué des colonies, un des hommes les plus considérables et les plus considérés du parti colonial,