Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/537

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même but par un chemin différent. Ce que je dis de Guillaume Tell s’applique à la Juive et aux Huguenots, sans compter que Duprez n’a osé aborder après Nourrit ni Robert, ni la Muette, ni le Comte Ory. Leur présence simultanée à l’Opéra pouvait donc donner lieu à la lutte la plus intéressante, mais il est de certaines épreuves où ne suffisent ni le talent, ni l’intelligence. Il y faut aussi, il y faut surtout le caractère. Or Nourrit avait le caractère noble, fier, élevé, mais il lui manquait la force. Il vivait à la merci de ses sensations, de ses sentiments, de son imagination. Telle était sa sensibilité nerveuse que, pendant les premières répétitions de Guillaume Tell, il ne pouvait achever l’andante du trio du second acte : Mon père, tu m’as maudire ! Les larmes le suffoquaient, il lui fallut un assez long temps, et un assez long effort, pour user son émotion, ou plutôt pour la convertir en une émotion purement artistique. Diderot a écrit quelque part : « Pour que l’artiste me fasse pleurer, il faut qu’il ne pleure pas. » Rien de plus juste, mais il faut qu’il ait pleuré. Il faut que son chant garde l’écho des sentiments éprouvés et disparus. Il faut que ses larmes ne passent plus par son gosier et soient seulement des larmes dans la voix. C’est grâce à cette transformation que Nourrit exerçait sur le public une action si magique, et qui se répercutait sur lui-même. « Si le public savait, me disait-il un jour, ce qu’il peut obtenir de nous par des marques de sympathie, il nous tuerait. »

Ce dernier mot tranche la question. Nourrit a bien fait de partir. L’artiste que le public peut tuer par sa