Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/581

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inventeur dramatique. Un seul fait suffira à le prouver. Il a régné pendant plus de vingt ans sur les quatre principaux théâtres de Paris : l’Opéra, l’Opéra-Comique, le Gymnase, et enfin le Théâtre-Français. Or, il n’y a pas une seule de ces quatre scènes qu’il n’ait renouvelée ou enrichi en y montant. Avant lui, le répertoire de l’Opéra ne se composait guère, sauf la glorieuse exception de la Vestale, que d’anciennes tragédies transformées en libretti, des Iphigénie, des Alceste, des Armide, des Œdipe, ou d’autres sujets, toujours les mêmes, qui, successivement repris par des musiciens différents, ne laissaient guère au librettiste que le mérite d’une versification élégante. Qu’y a apporté Scribe ? Des poèmes. Le Prophète, les Huguenots, la Juive, Robert, Guido et Ginevra, Gustave, sont des œuvres absolument inconnues avant Scribe, et font de lui un de nos plus grands poètes lyriques, à prendre le mot poète dans le sens antique : créateur. Un des critiques les moins favorables à Scribe a déclaré le Prophète une conception shakespearienne. Qui l’a fait sortir de son cerveau ? Un hasard de lecture. Il regardait une édition illustrée de la Bible ; ses yeux tombent sur la description des noces de Cana. A cette phrase de Jésus-Christ à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Scribe s’arrête, et, peu à peu, transformant dans son imagination, la figure du Christ : « Ce serait beau à peindre, se dit-il, un homme amené à dépouiller tous ses sentiments naturels pour remplir ce qu’il regarde comme sa mission, sacrifiant son devoir de fils à son rôle de Dieu ! Quel