Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/602

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Savez-vous, monsieur Scribe, que j’ai l’honneur d’être votre confrère ? ― Vous, Sire ? ― Oui, vraiment. Vous venez à Londres pour un opéra ; eh bien, moi aussi, j’ai fait un opéra dans ma jeunesse, et je vous jure qu’il n’était pas mal. ― Je le crois, Sire ; vous avez fait des choses plus difficiles. ― Plus difficiles pour vous peut-être, mais pour moi, non ! J’avais pris pour sujet les Cavaliers et les Têtes rondes. ― Beau sujet, répondit l’auteur des Huguenots. ― Voulez-vous que je vous le raconte ? Le hasard m’a fait retrouver, ces jours-ci, mon manuscrit. Je serais curieux d’avoir votre sentiment. ― Je suis à vos ordres, Sire. » Et voilà Louis-Philippe qui, avec sa verve de conteur, entame la narration de son premier acte. Scribe l’écoute d’abord respectueusement, silencieusement, comme il aurait écouté un discours du trône ; mais, peu à peu, à mesure que la pièce avance, son naturel d’auteur dramatique reprenant le dessus, il oublie absolument le souverain, il ne voit plus qu’un plan d’opéra, et, arrêtant le narrateur à un passage défectueux : « Oh ! cela c’est impossible ! ― Comment ? impossible ! reprit le roi, un peu piqué. Pourquoi ? ― Parce que c’est invraisemblable, et, ce qui est pis, sans intérêt. ― Sans intérêt ! sans intérêt !… mon cher monsieur Scribe. Permettez !… » Mais c’était fini ! Scribe était lancé, les rôles étaient intervertis, c’était l’auteur qui était le souverain ! « Savez-vous ce qu’il faudrait là, Sire ? Il faudrait une scène d’amour. La politique, dans un conseil des ministres, c’est très bien ; mais, dans un opéra, il faut de l’amour ! ― Soit ! mettons de l’amour ! » dit Louis-Philippe en riant. Et les voilà