Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/625

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à applaudir ; le lecteur, encouragé par les applaudissements, s’anima, et j’arrivai au second acte tenant mon public dans ma main, entrant dans l’ouvrage toutes voiles dehors, poussé par le vent du succès, par ce souffle électrique que connaissent bien tous les auteurs dramatiques, et qui court tout à coup dans la salle quand la victoire se déclare.

Au second acte, Adrienne paraît, en tenant à la main son rôle de Bajazet, qu’elle étudie. Le Prince de Bouillon s’approche d’elle et lui dit galamment : « Que cherchez-vous donc encore ? » Elle répond : « La vérité ! » « Bravo ! » s’écria Janin. Oh ! oh ! me dis-je tout bas, voilà un ami, car, après tout, le mot ne valait pas un bravo. Mlle Rachel s’était retournée aussi vers Janin, avec un regard qui semblait dire : « Est-ce que c’est un traître ? » Heureusement, l’avis du traître devint bientôt l’avis de tout le monde. Mlle Rachel, surprise et un peu embarrassée de ne pas retrouver son dédain du premier jour, se laissait aller, en y résistant faiblement, à l’impression générale, et se contenta de dire, après ce second acte fort applaudi des spectateurs : « Cet acte m’avait toujours paru le plus joli. » Ce fut son dernier simulacre de défense : dès le troisième acte, elle jeta bravement son premier jugement par-dessus bord, exactement comme certains politiques se débarrassent de leurs opinions de la veille ; elle applaudissait, elle riait, elle pleurait, en ajoutant de temps en temps : « Ai-je été assez bête ! » Et après le cinquième acte, elle se jeta à mon cou, m’embrassa de tout son cœur et me dit : « Comment n’avez-vous jamais pensé à vous faire comédien ? » Le lecteur