Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/634

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

fleurs, faisant des bouquets, gaie, riante, enfant, heureuse de vivre. « Je suis contente de vous voir, me dit-elle, comme nous allons travailler ! Je me porte si bien aujourd’hui ! Oh ! la belle chose que la santé ! C’est fini. J’ai dit adieu à toutes les folies de la jeunesse. Elles coûtent trop cher ! Elles ne valent pas cette satisfaction de se sentir respirer à pleine poitrine, librement, allègrement… Oh ! nous allons faire de bonne besogne ! ― Voulez-vous que nous abordions la grande scène entre Médée et Créuse, la terrible scène de la toilette ? ― Soit, me dit-elle, lançons-nous. » Mais après quelques minutes de travail, après quelques essais d’ébauche générale, où je la trouvais hésitante, incertaine, elle s’arrête tout à coup et me dit : « Mon cher ami, savez-vous ce qu’il faut faire ? Il faut couper cette scène… ― Hein ! m’écriai-je. Couper cette scène ! la plus saisissante des trois actes ! La plus nouvelle ! La plus riche en effets pour vous ! ― Il ne s’agit pas de moi. Il ne s’agit pas de mes effets. Il s’agit du rôle, et de la pièce. Or, cette scène tue la pièce parce qu’elle tue l’intérêt. ― Vous n’y pensez pas ! l’intérêt y est poussé au comble ! ― Oui ; l’intérêt de l’horreur ! l’intérêt de l’odieux ! Mais ce n’est pas là ce dont nous avons besoin dans ce troisième acte. Songez donc que j’ai à tuer mes enfants et que je dois être touchante… Vous entendez bien, touchante en les tuant ! Comment pourrai-je le devenir, quand cinq minutes auparavant j’aurai été atroce, quand on m’aura vue froidement, perfidement, lâchement meurtrière ? La mise en scène du meurtre de Créuse rend impossible le meurtre des enfants ; elle le déshonore !