Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/702

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ne connaissent guère d’autre spleen, à vingt ans, que celui qui naît de l’amour déçu ou de l’ambition trompée. Il fut saisi, lui, de cette mélancolie particulière qu’éprouvent seules les âmes supérieures, l’amère tristesse qui suit les nobles espérances détruites, les rêves de bonheur public évanouis, la cruelle conscience de notre impuissance à faire le bien. Ceux qui ont connu Reynaud à ce moment, ont gardé un vif souvenir de son humeur farouche. Les larmes de joie de sa mère, toute radieuse de le voir échappé au saint-simonisme, ne pouvaient le consoler. Retiré d’abord chez son frère, puis près de Paris, il se complaisait dans une pauvreté stoïque. On eût dit que c’était encore une protection contre les théories matérialistes qui l’avaient révolté. Je méprise l’or ! disait-il alors avec un orgueil sauvage. On m’a conté de lui, à ce moment, un trait qui caractérise bien l’état de son âme. Il lui arrivait parfois de n’avoir chez lui qu’un morceau de pain. Dans un de ces jours de jeûne forcé, il entra chez un ami à l’heure du repas ; on lui offrit d’y prendre part ; il refusa. « Pourquoi votre refus ? lui dit une personne qui en avait été témoin. Est-ce que vous avez déjà dîné ? ― Non. ― Pourquoi donc avoir refusé ? ― Parce que je n’ai pas de quoi dîner chez moi. ― Raison de plus. ― Raison de moins ! D’abord, je ne veux pas changer la maison d’un ami en hôtellerie, l’amitié en parasitisme ; puis, si aujourd’hui je m’assieds, ayant faim, à la table d’un ami, je viendrai peut-être demain m’y asseoir, parce que j’aurai faim ! Et alors voilà mon corps qui est mon maître, et je ne veux pas de maître, lui surtout !… »