Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/713

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J’arrive à un moment de la vie de Reynaud où j’hésite à hasarder ma plume, tant mon cœur et le sien y sont fortement engagés ; mais je lis dans un philosophe ancien qu’il rendait sans cesse grâce aux dieux de deux choses : d’être né Grec, et né au temps de Socrate. Pourquoi ne remercierais-je pas tout haut la Providence d’avoir permis un jour à mon amitié d’être un bien véritable pour Reynaud ?

Notre première rencontre remonte à 1840. Un projet de voyage en Suisse m’ayant fait désirer quelques renseignements précis sur le meilleur itinéraire à suivre, un ami me réunit à Reynaud. Après un quart d’heure d’entretien, où il me traça un excellent plan de campagne, grande fut ma surprise, lorsque je me levai pour partir, de le voir venir à moi et me tendre la main avec une cordialité tout affectueuse. Le serrement de main n’était pas alors aussi habituel qu’aujourd’hui ; d’ailleurs, quoique je ne connusse Reynaud que depuis un quart d’heure, il ne me semblait pas homme à prodiguer les marques de sympathie. Depuis, quand je lui exprimai ma surprise à ce sujet, il me répondit que toute sa vie, à sa première rencontre avec les gens, il les rangeait instinctivement, et comme malgré lui, en trois classes : ceux qu’il n’aimerait jamais, ceux qu’il aimerait peut-être, ceux qu’il aimait tout de suite, et que j’avais pris place tout d’abord dans la troisième catégorie. « D’ailleurs, ajoutait-il gaiement, vous savez mon système. Je crois aux existences antérieures comme aux existences subséquentes, et je suis