Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/717

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La seconde est plus calme, comme il convient à un philosophe qui a passé la nuit à réfléchir :

« Ce projet n’a aucune change de réussite. Vous ne me jugez que sur mes trente-cinq ans ; mais comment voulez-vous qu’avec mon front dépouillé, mes cheveux blanchis, mes habitudes sévères, les allures méthodiques de mon cœur et de mon esprit, mon manteau de philosophe, en un mot, je puisse prétendre à autre chose qu’à l’amitié ? Moi-même, suis-je capable d’un autre sentiment ? Si mon âme est affamée de tendresse, ce n’est que d’amitié. »

Après les raisons de modestie, les raisons de conscience :

« Ce dur tourment de la solitude, oublié par Dante dans son Enfer, a peut-être pour objet de m’exercer à la lutte, de m’enchaîner au service des idées… Un changement d’état me troublerait peut-être dans ce devoir… Je me contente sans peine du peu que me rapporte mon travail désintéressé. Je préférerais même la gêne à l’humiliation de m’appliquer à quoi que ce soit en vue d’un bénéfice quelconque. Mais cette gêne, serais-je le maître de la braver, si elle devait faire souffrir une et peut-être plusieurs existences précieuses ? »

Enfin, son cœur éclate malgré lui. L’image de sa mère avait gravé trop profondément dans son âme le respect des femmes, il leur croyait une trop haute mission dans ce monde pour ne pas regarder le vrai mariage comme l’expression la plus complète de la vie humaine. Mais il s’écriait dans sa candeur :

« Certes, je serais plus heureux, marié que seul ; mon travail même y gagnerait. Chaque soir, je le sens plus profondément, ma pensée ne prendra son essor que dans le calme, et je n’ai pas le