Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/728

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2 décembre le jeta dans un véritable état de fureur. Pendant treize ans, il ne tarit pas d’imprécations contre le nouvel empire, en écrits et en paroles, en prose et en vers, et plus d’une fois il faillit se compromettre gravement. Deux amours aussi singuliers l’un que l’autre remplirent sa vie. A vingt ans, il devint amoureux fou d’une femme de quarante ; à soixante ans, d’une femme de vingt. Chacun de ces amours fut d’autant plus durable qu’ils ne furent partagés ni l’un ni l’autre, et tous deux ne finirent qu’à la mort de celle qui en était l’objet. Chose étrange, car tout est étrange en lui, ce cœur, toujours à l’attache, avait pour compagnon un caractère d’une indépendance farouche. Toute contrainte lui était odieuse ; il ne voulait être esclave de rien. Il n’a jamais eu de chez soi. Il logeait au mois, au jour, n’importe où. Il n’a jamais acheté de meubles, sauf un, qui lui servait de tous les autres, une malle. Il y entassait tout, ses manuscrits, ses livres, ses objets de toilette, ses habits. Ses habits, il est vrai, ne tenaient pas beaucoup de place. Il n’en avait jamais qu’un ; quand il était usé, ce dont il ne s’apercevait jamais, une dame de ses amies lui en substituait un autre, ce dont il ne s’apercevait pas davantage. J’ai dit qu’il n’était esclave de rien, je me trompe : il était esclave de ses manuscrits. Un jour que nous allions ensemble au château de Gurcy, chez Mme d’Haussonville, je le vis arriver à la gare, portant autour du corps une ceinture, d’où pendait une chaîne, qui allait aboutir à un sac, lequel sac renfermait ses papiers, auxquels il était ainsi attaché comme s’il y avait été rivé ; cela