Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/746

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

adorait l’Empereur, et il était bien payé pour cela. Voilà donc M. Vilargue qui commence, et le vieux poète s’asseyant entre lui et moi, le coude appuyé sur le genou, la main sous le menton, l’oreille dressée vers le lecteur, savourant avec un sourire de satisfaction ses hémistiches à mesure qu’ils passent, puis tout à coup, à un certain endroit, il me saisit fortement le bras, et me dit : « F…, mon cher (il jurait comme un païen), écoutez bien ! vous allez entendre le plus bo (le plus beau) vers de la langue française ! » Cette épître n’était qu’un long cri d’enthousiasme. Le poète comparait le neveu à l’oncle, mais pour mettre le neveu fort au-dessus.

La lecture finie, j’étais fort embarrassé pour dire mon avis à l’auteur, mais il ne me laissa pas longtemps dans l’embarras, et avec une naïveté admirable : « Ce sera bien le diable, me dit-il, si après cette épître-là, que je lui ai envoyée avant-hier, il ne me rend pas la pension de six mille francs que me faisait l’Empereur. » Au bout de quinze jours je reviens le voir, je lui trouve la mine un peu triste. « Eh bien, monsieur Baour-Lormian, lui dis-je, et votre épître ? et la réponse du Prince ? ― Oh ! le cochon ! s’écria-t-il, voyez ce qu’il m’a envoyé ! Une tabatière de deux cents francs ! »

Le contraste entre les vers de Baour-Lormian, et sa prose, à l’adresse du même homme, me frappa singulièrement, mais je ne veux pas finir sur ce souvenir, à propos d’un poète de talent, et qui, après tout, était un bon homme. J’aime mieux rappeler que Lamartine réclama à la tribune et obtint, pour le chantre d’Ossian, une pension de deux mille francs, qui lui permit d’achever