Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/773

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ressemblent. La conduite de Lamartine eut cela d’admirable, qu’il prévit la calomnie et qu’il annonça l’ingratitude. Le jour où il partit pour aller imposer à l’Assemblée l’élection de M. Ledru-Rollin, il quitta le ministère des affaires étrangères en disant tout haut : « Savez-vous ce que je vais faire ? Je vais sauver Paris et perdre ma popularité. » Et il y alla ! Et l’élection faite, il sortit de la Chambre, monta en voiture avec un de ses amis, de qui je tiens ce fait, M. le comte d’Esgrigny, et, après un moment de silence, lui dit : « Mon cher, c’est fini ; dans un mois, je ne serai plus bon qu’à jeter aux chiens. » Lamartine, dans le cours de sa vie, s’est vu justement comparer à de bien grands hommes ; mais ce jour-là, il a mérité qu’on associât à son nom le nom le plus pur de l’histoire : celui de Washington.

Ses prévisions ne l’avaient pas trompé : en quelques jours, influence, prestige, tout s’évanouit, tout devint pour lui amertume, déceptions, douleurs. Les journées de Juin le trouvèrent, comme toujours, debout en face du danger, mais lui portèrent un coup mortel. Il les avait pressenties avec désespoir, et exprimait son angoisse par une de ces paroles à la fois tragiques et vulgaires qui jaillissaient, comme par explosion, de ses lèvres : « Nous ne sortirons de là que par un coup de balai dans le sang. » Tout ce qui suivit ne lui fut pas moins amer, et l’élection présidentielle du 10 décembre mit le comble à ses douleurs patriotiques. Ce qui lui brisait le cœur, ce n’était pas son pouvoir perdu, c’était son œuvre détruite, c’était la République renversée,