Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/785

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Victor Hugo, on l’a vu, ne faisait aucun cas d’Alfred de Musset ; Lamartine le dédaignait également. Était-ce jalousie de leur part ? nullement. On attribue trop facilement à un bas sentiment d’envie, une sévérité de jugement, qui, chez les grands hommes, n’est que le résultat de la force même de leur génie. Si puissante est leur propre conception de l’art, qu’ils n’en comprennent pas d’autres. Corneille a dit de Racine : « C’est un poète, mais ce n’est pas un poète dramatique. » Pourquoi ? parce que la glorification du devoir, lui apparaissait si vivement comme le seul véritable but de l’art théâtral, qu’il ne pouvait pas accepter comme tel, la glorification de la passion. Michel-Ange ne dédaignait-il pas Raphaël ? Beethoven ne dédaignait-il pas Rossini ? Ainsi de Victor Hugo et de Lamartine. S’ils ont méconnu A. de Musset, c’est par antipathie de génie. Mais le sentiment public ne s’occupe pas des théories, il a parfois des intuitions plus sûres que le jugement des grands hommes, et bientôt parmi les plus illustres représentants de la poésie moderne, on plaça Alfred de Musset.

La façon dont il parvint à la gloire, est un des faits littéraires les plus singuliers que je connaisse. Il n’y entra pas, comme Lamartine, du premier jour, du premier coup, avec explosion ; ni comme Victor Hugo, par degrés, pas à pas, et par une suite de victoires répétées. Non ! Il avait à peu près quarante ans, quand une circonstance toute fortuite, une soirée de théâtre, la mise en lumière d’un de ses moindres ouvrages et l’initiative d’une femme de talent, changèrent sa réputation