Page:Leibniz - Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1921.djvu/68

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Pour moi je me sers du consentement universel non pas comme d’une preuve principale, mais comme d’une confirmation : car les vérités innées prises pour la lumière naturelle de la raison portent leurs caractères avec elles comme la géométrie, car elles sont enveloppées dans les principes immédiats, que vous reconnaissez vous-mêmes pour incontestables. Mais j’avoue qu’il est plus difficile de démêler les instincts et quelques autres habitudes naturelles d’avec les coutumes, quoique cela se puisse pourtant, ce semble, le plus souvent. Au reste il me paraît que les peuples qui ont cultivé leur esprit ont quelque sujet de s’attribuer l’usage du bon sens préférablement aux barbares, puisqu’en les domptant si aisément presque comme des bêtes, ils montrent assez leur supériorité. Si on n’en peut pas toujours venir à bout, c’est qu’encore, comme les bêtes, ils se sauvent dans les épaisses forêts, où il est difficile de les forcer, et le jeu ne vaut pas la chandelle. C’est un avantage sans doute d’avoir cultivé l’esprit, et s’il est permis de parler pour la barbarie contre la culture, on aura aussi le droit d’attaquer la raison en faveur des bêtes et de prendre sérieusement les saillies spirituelles de M. Despréaux dans une de ses Satires, où, pour contester à l’homme sa prérogative sur les animaux, il demande si

L’ours a peur du passant, ou le passant de l’ours,
Et si par un édit de pâtres de Libye
Les lions videraient les parcs de Numidie, etc.

Cependant il faut avouer qu’il y a des points importants, où les barbares nous passent, surtout à l’égard de la vigueur du corps, et à l’égard de l’âme même on peut dire qu’à certains égards leur morale pratique est meilleure que la nôtre, parce qu’ils n’ont point l’avarice d’amasser ni l’ambition de dominer. Et on peut même ajouter que la conversation des chrétiens les a rendus pires en bien des choses : on leur a appris l’ivrognerie (en leur portant de l’eau-de-vie), les jurements et blasphèmes et d’autres vices qui leur étaient peu connus. Il y a chez nous plus de bien et plus de mal que chez eux : un méchant Européen est plus méchant qu’un sauvage : il raffine sur le mal. Cependant rien n’empêcherait les hommes d’unir les avantages que la nature donne à ces peuples avec ceux que nous donne la raison.

Philalèthe. Mais que répondrez-vous, Monsieur, à ce dilemme