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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.


« Et, s’il est quelque part, dans l’ombre où rien ne veille,
Deux amants sous vos fleurs abritant leurs transports,
Ne leur irez-vous pas murmurer à l’oreille :
« Vous qui vivez, donnez une pensée aux morts ! »

« Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,
Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds,
Et les cieux azurés et les lacs et les plaines,
Pour y mettre nos cœurs, nos rêves, nos amours !

« Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme.
Il plontre dans la nuit l’antre où nous rayonnons,
Et dit à la vallée, où s’imprima notre âme,
D’effacer notre trace et d’oublier nos noms.

« Eh bien ! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages !
Herbe, use notre seuil ! ronce, cache nos pas !
Chantez, oiseaux ! ruisseaux, coulez ! croissez, feuillages !
Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.

« Car vous êtes pour nous l’ombre de l’amour même !
Vous êtes l’oasis qu’on rencontre en chemin !
Vous êtes, ô vallon, la retraite suprême
Où nous avons pleuré nous tenant par la main !

« Toutes les passions s’éloignent avec l’âge,
L’une emportant son masque et l’autre son couteau.
Comme un essaim chantant d’histrions en voyage
Dont le groupe décroît derrière le coteau.

" Mais toi, rien ne t’efface, Amour ! toi qui nous charmes,
Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes !
Jeune homme on te maudit, on t’adore vieillard.