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THÉODORE DE BANVILLE.


J’ai vu buvant la sombre lie
De ses calices triomphants,
Sophocle, accusé de folie
Et maltraité par ses enfants ;

J’ai vu portant l’affreux stigmate,
Ovide fugitif, buvant
Le lait d’une jument sarmate
Au désert glacé par le vent ;

J’ai vu Dante en exil, et Tasse
Abandonné par sa raison,
Collant sa face morne et lasse
Aux noirs barreaux de sa prison.

Pareil au lion qui soupire
Sous le vil fouet de ses gardiens,
Hélas ! j’ai vu le dieu Shakspere
Aux gages des comédiens ;

J’ai vu Cervantes, pauvre esclave,
Au bagne exhalant ses sanglots,
Et Camoëns sanglant et hâve
Luttant dans l’écume des flots ;

J’ai vu, tant le destin se joue
En des caprices insensés,
Corneille marchant dans la boue
Avec ses souliers rapiécés,

Et Racine, cet idolâtre,
Tombant, les regards éblouis
Par le tonnerre de théâtre
Que lançaient les yeux de Louis,