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EUGÈNE MANUEL.

Va boire ! tes amis t’attendent ; va courir
Au cabaret ! Le soir, dors où le vin te porte !
Je ne t’ouvrirai plus, ivrogne, cette porte !
— Soit. Mais supposes-tu que je vais te laisser
Les meubles, les effets, le linge, et renoncer
À ce qui me revient dans le peu qui nous reste,
Emportant, comme un gueux, ma casquette et ma veste ?
De tout ce que je vois il me faut la moitié.
Partageons. C’est mon bien.
Partageons. C’est mon bien.— Ton bien ? quelle pitié !
Qui de nous pour l’avoir montra plus de courage ?
Ô pauvre mobilier, que j’ai cru mon ouvrage !
N’importe ! je consens encore à partager :
Je ne veux rien de toi, qui m’es un étranger ! »
Et les voilà prenant les meubles, la vaisselle,
Examinant, pesant ; sur leur front l’eau ruisselle ;
La fièvre du départ a saisi le mari ;
Muet, impatient et sans rien d’attendri,
Ouvrant chaque tiroir, bousculant chaque siège,
Il presse ce travail impie et sacrilège.
Tout est bouleversé dans le triste taudis,
Dont leur amour peut-être eût fait un paradis.
Confusion sans nom, spectacle lamentable !
Partout, sur le plancher, sur le lit, sur la table,
Pêle-mêle, chacun, d’un rapide regard,
Entasse les objets et se choisit sa part.
« Prends ceci ; moi, cela !
                                          — Toi, ce verre ; moi, l’autre !
— Ces flambeaux, partageons !
                                              — Ces draps, chacun le nôtre ! »
Et tous deux consommaient, en s’arrachant leur bien,
Ce divorce du peuple, où la loi n’est pour rien.
Le partage tirait à sa fin ; la journée,
Froide et grise, attristait cette tâche obstinée,